Le problème avec des auteurs institués (à présent hein, parce qu’à l’époque c’était un peu moins la fête pour lui) comme Dostoïevski, c’est qu’on a tendance à en parler « en général », dans l’absolu. Alors que le monsieur, le sait-on, a nettement défini plusieurs périodes dans ses œuvres... De ses premières histoires, tel Les carnets du sous-sol, glauque et expérimental, jusqu’à des feuillets nettement plus imposants et (à mon humble avis) bien trop artificiellement complexes (aaah... le principe du roman-feuilleton) comme L’idiot, on (enfin, je) n’éprouve sûrement pas le même plaisir à lire du Dostoï.
Crime et Châtiment se situe entre ces deux pôles, à mi-chemin entre le trop littéraire des Frères Karamazov et les débuts noirs et intimistes de l’auteur. Car l’ami Fédor a bien conscience de la misère dans laquelle vit ses congénères - et lui-même, en passant... Au détour d’une histoire, d’une anecdote lancée par un personnage, on la voit éclater au grand jour, toute cette cruauté humaine, à travers l’alcoolisme de Petersbourg, sa ville-fétiche, symbole d’une certaine déchéance russe.
Ici, on suit d’abord Raskolnikov (qui a donné son nom à un syndrome psychiatrique d’ailleurs), un étudiant désœuvré à l’ambition dévorante. Le jeune homme, persuadé d’être un génie entouré par des crétins, s’échauffe la tête dans son meublé minuscule, qu’il ne parvient même pas à payer. Il souffre de sa condition misérable, lui qui est une « âme noble gâchée». Peut-on commettre un crime pour le bien de l’Humanité ? C’est la question soulevée d’abord par le héros, puis par le livre. Car Raskolnikov connaît une vieille usurière, cupide, acariâtre et méchante. Et lui, qui veut le bien, ou la puissance, c'est selon, n’a pas d’argent. Peut-il tuer un « parasite » pour employer l’argent à embellir le monde ?
Voici le postulat de base de cette sombre et putain d’histoire, sans doute la meilleure (à ma connaissance) qu’ait pondu son auteur. Dostoïevski surprend en lâchant bientôt son héros pour d’autres personnages, en multipliant les points de vue, jusqu’à tresser une toile inextricable dans laquelle il est impossible d’aimer ou de haïr vraiment un des protagonistes. L’écrivain détruit les apparences, place des lâches ambigus et de faux traîtres, mêle l’amour à la culpabilité de son pathétique « héros » principal, qui vit dans son esprit une bonne descente aux enfers.
Car le plan de Raskolnikov ne se passe pas tout-à-fait comme prévu. Lui le « grand homme » voit ses projets violemment déraper sous le coup de la malchance et, suicidaire, va même jusqu’à provoquer stupidement les autorités. Dostoïevski ne rate pas son infortuné et néanmoins meurtrier génie, évoquant l’impossibilité pour un homme de devenir Dieu à son tour, celui qui choisit qui doit vivre ou mourir, même pour le bien futur des hommes.
Freud a écrit que seul Dostoï lui avait appris quelque chose en psychologie, et ce n’est pas un vain compliment. Un siècle après son écriture, Crime et Châtiment reste une œuvre toujours aussi saisissante, par la vision cruellement juste qu’elle donne de l’humanité. Quelques personnages « purs » (c’est-à-dire qu’ils vont s’en prendre plein la tête) égayent sporadiquement cette histoire foncièrement maudite de meurtre « altruiste » qui ne peut, bien sûr, se terminer par une fin heureuse. Mais l’œuvre ne s’arrête pas là, et en profite donc pour projeter de nombreux personnages secondaires, reflets de « l’âme russe » parfois dans ce qu’elle a de meilleur (l’ami de Raskolnikov, qui le soutient et l’aide) et, surtout, de toute sa dégénérescence et sa pauvreté - matérielle, empathique, spirituelle.
Au contraire donc de la plupart des autres œuvres de l’auteur, qui peuvent être assez exigeantes (des dizaines de personnages avec chacun trois noms et des diminutifs), Crime et Châtiment s’avale doucement comme un bon verre de vin rouge, fort, et qui laisse en bouche un sacré goût amer.